Réflexions sur la préemption

Les grandes surfaces dans le cadre des ORT

Damien Botteghi
Conseiller d’État

À force de pratiquer le droit de préemption, on peut finir par oublier la singularité de cet outil. De récentes réactions étonnées d’étudiants découvrant l’existence de ce pouvoir, à maints égards exorbitant, m’ont rappelé que l’évidence de son usage n’en est pas une et que sa banalisation, notamment en milieu urbain dense, renouvelle des interrogations anciennes et en soulève de nouvelles.

Un droit dont l’existence n’est pas une évidence

Ne vont de soi ni l’existence même de ce droit, ni la grande extension qu’il a prise en France. Ne crée pas de débat majeur la possibilité, pour une personne publique, d’évincer un tiers pour s’y substituer et devenir acquéreuse du bien. L’existence d’une voie d’acquisition préférentielle laissant le vendeur maître de la transaction, qui existe dans d’autres pays européens, pose peu de problème de principe. Dans ce cas, le propriétaire vendeur fixe les termes de la négociation, qui ne diffère pas de celle qui se nouerait uniquement sur le marché entre deux acteurs privés.

Ce qui fait, bien sûr, la singularité de la préemption à la française, c’est non le principe de la cession forcée que la maîtrise de la fixation du prix octroyée à la personne publique, acheteur unique. C’est une rupture fondamentale de l’équilibre du marché, conduisant à la fixation d’un prix qui peut être inférieur à celui de la transaction qui aurait eu lieu sans l’exercice de ce droit. Et, bien souvent, ce prix l’est, dans des proportions qui peuvent parfois être importantes. Cet aspect-là du dispositif est le plus difficile à justifier, car il semble contraire au droit de propriété, un des fondements du libéralisme révolutionnaire dont la Constitution actuelle est l’héritière. Mais, en France, il est consubstantiel à l’outil, qui reste cependant récent, ce qu’on a parfois tendance à occulter. Les régimes des zones d’aménagement différé (ZAD) et des zone d’intervention foncière (ZIF) remontent aux lois du 26 juillet 1962 et 31 décembre 1975 et couvraient essentiellement les hypothèses de constitution de réserves foncières afin d’éviter la spéculation avant la réalisation d’une grande opération d’aménagement et la mise en œuvre d’une politique sociale de l’habitat. C’est la loi du 18 juillet 1985 relative à la définition et à la mise en œuvre des principes d’aménagement qui, par l’établissement du droit de préemption urbain (DPU), a ouvert l’extension de ce droit, approfondi notamment par les lois du 2 août 1989 et du 13 juillet 1991 dans le champ de l’aménagement urbain, d’autres droits de préemption couvrant des champs divers ayant ensuite été ouverts.Il y a certainement un paradoxe à faire cohabiter une acceptation, au nom de l’intérêt général, d’un levier d’achat public aux conditions fixées par l’acheteur – certes avec l’intervention du juge judiciaire, arbitre et garantie – et une jurisprudence constitutionnelle qui, si elle adapte son contrôle, en différenciant l’atteinte à de la privation du droit de propriété, reste globalement exigeante.

En outre, sur le plan opérationnel, s’agissant notamment des grandes opérations immobilières, on peut rester dubitatif sur la caractérisation du fameux « prix de marché » par les « domaines » qui sert de référence à l’acquisition. On peut avoir l’impression que le prix souhaité par la collectivité peut arriver, d’une manière ou d’une autre, à se justifier, par des mécanismes de décotes ou d’abattements assez largement pratiqués. Le « prix de marché » reste insaisissable… Autant on comprend que le prix de la déclaration d’intention d’aliéner (DIA) soit considéré comme un prix de marché – puisque par construction un acquéreur est prêt à l’acquitter –, autant l’objectivation du prix par comparaisons des cessions équivalentes ou évaluation des prix moyens observés peut parfois laisser perplexe.

Un droit dont la remise en cause ne paraît pas envisageable

Pourtant, malgré tous ces aléas, le droit de préemption, cet ilot d’exorbitance aux conséquences matérielles parfois violentes, ne semble pas pouvoir être remis en cause, y compris dans ses caractéristiques les plus radicales. On finit même par le trouver naturel, en tout cas indispensable à une action publique efficace.

Il est étonnant de constater la coexistence de sa faible acceptation sociale et de l’impossibilité d’envisager sa remise en cause, même partielle. C’est vrai sur le plan politique, les élus locaux y étant notamment attachés. C’est aussi le cas sur le plan juridique. Or, au regard de la dynamique contemporaine de protection des droits individuels et l’influence des droits communautaire et surtout européen, qui donne à la protection du droit de propriété, ou des biens, une importance nette, on pourrait considérer que les justifications d’une acquisition à un prix inférieur à la déclaration d’intention d’aliéner se sont nettement affaiblies. Pourtant, il n’y a jamais réellement eu de débat, aucune remise en cause n’a eu lieu, notamment pas de la part des juges de Strasbourg. La difficulté sur la durée de validé des ZAD a été ponctuelle et vite levée, par la loi du 3 juin 2010 relative au Grand Paris qui l’a abaissée, de 14 à 6 ans. En droit interne, une remise en cause contentieuse paraît irréaliste. Si le Conseil constitutionnel n’avait pas été saisi de la rédaction initiale de l’article L. 210-1 du code de l’urbanisme, lors de la rédaction de la loi du 18 juillet 1985, il a eu l’occasion de juger, dans sa décision n° 2000-436 DC du 7 décembre 2000, qui portait sur la loi relative à la solidarité et au renouvellement urbain (SRU), que « le pouvoir de préemption des collectivités publiques (…) trouve sa justification dans la réalisation, à des fins d’intérêt général, d’actions et d’opérations entrant dans les prévisions des articles L. 210-1 et L. 300-1 du code de l’urbanisme ». Le Conseil d’État a jugé dans les mêmes termes (CE, 12 septembre 2001, Dion, n° 347444). Le principe tient, tout comme ses caractéristiques, dans toute leur rigueur. L’édifice paraît solidement ancré alors même qu’a priori ses bases sont assez fragiles.

Un autre aspect du mécanisme de préemption peut tout autant étonner : la possibilité ouverte à la personne publique de renoncer à la préemption, singulièrement quand la fixation judiciaire du prix ne lui convient pas. Elle accroît nettement le déséquilibre entre le vendeur privé et l’acquéreur public. Ces dispositions, issues également de la loi du 18 juillet 1985, qui avaient été débattues au Parlement, soulignent encore plus que, dans l’équilibre entre les droits de propriétaires et ceux des collectivités publiques, c’est bien ces dernières qui ont le dessus. Il y a pourtant de bons arguments pour considérer logique que le titulaire du droit de préemption, dès lors qu’il choisit de s’engager dans une acquisition forcée pour la réalisation d’un projet, lequel doit normalement être précis et assez mature, n’a aucune raison de ne pas aller au bout de la procédure. À tout le moins, on pourrait considérer que, comme pour un acheteur privé engagé par une promesse, l’abandon du projet doit avoir des conséquences financières – il y aurait d’ailleurs place à une réflexion au regard de l’égalité devant les charges publiques. Ce mécanisme de renonciation facilite aussi, en pratique, certaines dérives des collectivités pouvant arriver à faire échec à des projets non souhaités en enclenchant une procédure de préemption en sachant qu’elles auront, quelques années plus tard, une porte de sortie.

Pourtant, comme sur le principe d’une acquisition à un prix inférieur à la DIA, le droit de renonciation du titulaire du droit de préemption paraît solidement établi. Cette solidité, notamment contentieuse, des caractéristiques particulières à la France du droit de préemption est d’autant plus remarquable que, dans le champ du droit de l’urbanisme, d’autres piliers ont flanché. C’est notamment le cas de l’absence d’indemnisation des servitudes d’urbanisme, un principe ancien et fondamental à l’aménagement urbain. Le principe a été tempéré par la jurisprudence (CE, Section, 3 juillet 1998, Bitouzet, n° 158592), qui a dû le combiner avec les exigences européennes – même si c’est, il faut le reconnaître, d’une manière plus formelle que substantielle. Mais, au-delà du droit, en pratique, les aménagements publics sont désormais négociés, en tout cas discutés, faisant l’objet de concertations préalables et de diverses procédures d’association des riverains. Cela est aussi vrai pour les « petites servitudes » du quotidien, à toutes les échelles des collectivités. Les maires vont généralement discuter avec les intéressés. L’époque est moins à l’imposition, même si un projet d’aménagement est rarement consensuel. Il existe des procédures transparentes qui permettent de trouver des équilibres acceptables à l’échelle de chaque territoire. La rigueur des règles d’urbanisme, s’imposant dans l’intérêt général sans que l’habitant concerné, propriétaire ou riverain, n’ait son mot à dire et ne puisse se plaindre, s’est nettement affaiblie.

Or, dans le cas de ces servitudes ou de la préemption, une même logique juridique est à l’œuvre : l’acceptation, dans la vie urbaine, d’un niveau de contrainte très élevée, justifiée par la vie en collectivité ou la qualité du paysage urbain et des services collectifs, devant conduire à des sujétions fortes hors du champ de toute réparation possible et justifiant et net déséquilibre des forces entre le décideur public et l’acteur privé. Le premier garde la maîtrise, les seconds devant s’insérer dans un projet collectif qui dépasse l’addition de leurs projets. C’est au fondement de tout le droit de l’urbanisme, un régime de droit public, c’est-à-dire dérogatoire du droit commun, à la cohérence duquel le Conseil d’État a toujours veillé. Et c’est ce projet collectif, que l’on appelle précisément la Ville, qui a permis la construction et la préservation de cités à la qualité urbaine indéniable – il suffit de voyager, en Europe, mais surtout en-dehors du continent, pour s’en apercevoir.

Un droit dont la banalisation de l’usage soulève des interrogations

On ne peut que constater que le coût élevé, pour les intérêts privés, de la réussite de ce modèle n’a conduit à aucune remise en cause frontale. D’autant moins qu’il s’est fortement banalisé, ce qui soulève des interrogations plus contemporaines, liées à l’extension de cet usage et à son contrôle.

La préemption, singulièrement le recours au DPU, est désormais un outil ordinaire de l’action publique. Son caractère exorbitant ne fait pas obstacle à un usage régulier, et même massif compte tenu des obligations de création de logement social fixées par la loi SRU du 13 décembre 2000. Depuis une vingtaine d’années, singulièrement dans les grandes agglomérations, la préemption urbaine est opérée à une échelle que l’on serait tenté de qualifier d’industrielle… Disons plutôt qu’elle a pris un tour assez systématique. Au-delà de l’objectif de création de logement social, ayant conduit à l’élargissement au DPU renforcé, l’outil est mobilisé de manière très diversifiée, le législateur, après la bascule que constitue la loi du 18 juillet 1985, ayant institué, au-delà du secteur initial de l’aménagement stricto sensu, des droits de préemption à vocation environnementale, sociale, de prévention des risques ou encore de maintien de la diversité urbaine. Il s’agit désormais de projets de préservation de la vitalité commerciale ou de revitalisation d’un centre-ville (notamment les commerces de pieds d’immeuble), de réaménagement de voirie, d’une sensibilité collective particulière à l’histoire d’un lieu ou d’un quartier ou de s’opposer à la mono-activité, commerciale ou d’hébergement, de certains quartiers pour préserver une mixité d’usage.

Petites, moyennes ou grandes villes sont également engagées dans l’action de préemption, à due proportion bien sûr de leur capacité financière. Certaines grandes villes, dont Paris, opèrent même des préemptions d’appartements individuels, dans certaines copropriétés ciblées, pour pérenniser du logement social de fait. De nombreux propriétaires savent, compte tenu des modifications des plan locaux d’urbanisme qui leur sont applicables, que leur bien, non seulement est dans le champ d’exercice du DPU, mais est précisément visé par la collectivité qui a pu faire comprendre, dans le document d’urbanisme, un souhait d’achat. Une telle publicité aggrave le déséquilibre d’une vente de marché, trouver un acheteur privé intéressé en cas de préemption probable voire certaine présentant une singulière difficulté. D’où l’extension grandissante de l’exercice du droit de délaissement, initialement conçu pour les emplacements réservés déterminés par les plans d’urbanisme, mais ouvert par l’article L. 211-5 du code de l’urbanisme pour les biens soumis à DPU (il existait avant pour les biens situés dans une ZAD, à l’article L. 212-3 désormais).

Le droit de préemption est donc plébiscité à une époque où les villes souffrent, pour des raisons différentes en fonction de leur échelle. On aurait pu s’attendre à ce que cette banalisation relance le débat sur les aspects les plus délicats du mécanisme. L’exorbitance d’un mécanisme semble en effet plus acceptable quand sa mise en œuvre est ponctuelle. On constate en réalité l’effet inverse : plus l’outil est utilisé, plus il est indispensable en toutes ses caractéristiques.

Cette large extension contemporaine de la préemption soulève nécessairement la question de l’adéquation de son contrôle juridictionnel. Il peut paraître efficace, car le nombre d’annulation ou de suspension de décisions par le juge administratif demeure important. La jurisprudence a en effet dessiné un contrôle exigeant, qui a évolué pour s’adapter à la réalité. Le Conseil d’État, qui requerrait d’abord que la décision de préemption repose sur un projet « suffisamment précis et certain » (v. par exemple CE, Section, 26 février 2003, M. et Mme Bour, n° 231558, au R. p. 59), a assoupli cette jurisprudence par une décision Commune de Meung-sur-Loire du 7 mars 2008 (n° 288371, au R. p. 97) qui se contente de vérifier la réalité du projet et n’exige plus que les caractéristiques précises de ce dernier soient déjà définies à la date de la préemption.

On peut toutefois constater que les juges du fond ont globalement une approche de la légalité de la décision de préemption qui passe d’abord par le respect de sa forme, en s’attachant à la motivation de la décision (le législateur ayant il est vrai mis l’accent sur ce point dans l’article L. 201-1 du code de l’urbanisme). Ce qui peut induire un déséquilibre entre collectivités acquéreuses, toutes n’étant pas dotées de moyens équivalents en services ou conseils juridiques pour savoir « bien paramétrer » leur décision de préemption. Car il y a assurément un savoir-faire dans son écriture, qui peut assez aisément « habiller » un projet. On peut se demander si l’accent sur la motivation de la décision, exigence minimale en tout état de cause, est bien le plus pertinent. L’enjeu reste avant tout la consistance réelle du projet, qui semble pouvoir être établie et critiquée devant le juge par tous moyens, au prix d’un contrôle poussé à opérer avant tout sur le fond, pas uniquement sur la forme, au-delà donc de la seule apparence de motivation de la démarche (v. pour l’illustration d’un tel contrôle : CE, 15 juillet 2020, n° 432325, aux T.).

L’autre question est l’adéquation du critère de la « réalité d’un projet d’action ou d’opération d’aménagement ». Il reste parfois d’un maniement malaisé. D’une part, pour les collectivités, car la réception d’intention d’aliéner déclenche souvent un projet, certes envisagé avant, mais pas toujours cristallisé. La logique est, en-dehors des opérations planifiées, celle de l’opportunité à saisir et un délai de deux mois est souvent bien court pour tout finaliser. Ce décalage est aussi lié à la banalisation de la préemption, qui est devenu un outil d’opportunité, au service d’une politique de construction de la ville désirée, et non un outil de planification foncière de long terme, cadre dans lequel il a été pensé et construit à l’origine. La difficulté vaut, d’autre part, pour le juge lui-même. De manière générale, il est confronté à la difficulté de fixer le curseur de l’exigence de la réalité du projet, pour ne pas faire obstacle à la politique foncière d’opportunité de la collectivité acquéreuse tout en débusquant les manipulations et les excès, car en ce domaine la puissance de l’outil exige un contrôle rigoureux et efficace. De manière plus ponctuelle, la réalité d’un projet est délicate à identifier dans certaines circonstances, notamment s’il s’agit de la constitution de réserves foncières de long terme, sans zonage préalable de type ZAD, au gré des opportunités – c’est un outil important d’une politique immobilière prospective, difficile à saisir au contentieux.

Au final, on s’aperçoit que, une fois passé l’étonnement liée à la découverte du mécanisme – celui des étudiants que j’évoquais – les justifications de la préemption sont comprises et étrangement acceptées, ce qui conduit au mouvement de renforcement constaté. Continuent ensuite à se mêler, en chacun, un sentiment de gêne face à la puissance de l’outil, aux conséquences matérielles décisives pour beaucoup, et celui concomitant de sa nécessité, en tout cas de son utilité.