Xavier de Lesquen
Avocat – Associé
LACOURTE RAQUIN TATAR
L’année 2024 touche à sa fin. Elle a amené son lot d’évolutions normatives et de solutions jurisprudentielles que les Journées du BJDU, rendez-vous incontournable, vont permettre de parcourir et décrypter.
C’est le cas de la suivante. Par une décision du 8 novembre 2024, le tribunal administratif de Toulon a renvoyé au Conseil d’État une demande d’avis ainsi rédigée : « Un pétitionnaire qui, en dehors de toutes dispositions législatives et réglementaires prévoyant la possibilité pour l’autorité compétente d’assortir son autorisation d’urbanisme de prescriptions spéciales, se voit opposer un refus de permis de construire ou une opposition à déclaration préalable, peut-il se prévaloir, devant le juge, de ce que, bien que son projet méconnaisse les dispositions législatives et réglementaires dont l’administration est chargée d’assurer le respect, cette dernière aurait pu ou dû lui délivrer ladite autorisation en l’assortissant de prescriptions ? »
La question résonne. Elle fait écho à des réflexions récentes sur les refus d’autorisation d’urbanisme. L’étude du Gridauh de 2023 sur Le Régime des autorisations d’urbanisme depuis la réforme de 2007 – Bilan et perspectives en fait l’un de ses thèmes principaux, en préconisant en particulier la « limitation des refus secs ». De façon plus confuse, le rapport public thématique de la Cour des comptes intitulé La Délivrance des permis de construire – Un parcours complexe dans un cadre instable de septembre 2024 aborde le thème sous l’angle psychologique des « décisions parfois difficiles à comprendre pour les pétitionnaires ».
La question en arrière-plan est la suivante : une demande pour un projet illégal doit-elle nécessairement conduire à un refus ?
Pour un esprit cartésien éduqué dans le respect du principe de légalité, la réponse positive semble, de prime abord, s’imposer. C’est l’objet même du permis de construire (et de l’autorisation d’urbanisme en général) de permettre le contrôle du respect des règles d’urbanisme. Et c’est l’essence même d’un régime de police administrative d’imposer au pétitionnaire de soumettre à une autorisation préalable le projet qu’il envisage, pour éviter qu’il commette une illégalité qui, en droit de l’urbanisme, est susceptible de l’exposer à une poursuite pénale.
Mais la rigueur ne conduit pas nécessairement à la raideur : le processus de régularisation illustre que le respect du principe de légalité peut être concilié avec une approche pragmatique.
Le droit de l’urbanisme en offre un exemple passionnant.
La régularisation s’est d’abord imposée à l’égard de la construction « en dur » : le fait d’avoir réalisé des travaux sans l’autorisation préalable requise doit-il conduire à sa disparition ? En admettant l’existence du permis de construire de régularisation, le juge a apporté une réponse négative à cette question (cf. CE, Section du 12 octobre 1956, Syndicat départemental de la boulangerie de l’Eure, au Rec.). La solution n’est pas complaisante : la régularisation n’est possible que si la construction est conforme aux règles d’urbanisme applicables à la date de sa délivrance.
Il faut attendre les années 90 pour que la régularisation gagne le permis de construire lui-même. Le processus est intéressant : ce n’est pas la construction en dur qu’il faut tenter de sauvegarder, mais l’autorisation administrative qui est le préalable à sa réalisation. La justification du processus de régularisation est alors immatérielle : sauvegarder les droits acquis tiré du permis de construire et simplifier la vie du maître d’ouvrage en lui évitant de devoir repartir à zéro.
La régularisation du permis de construire est d’abord une œuvre jurisprudentielle : par une première décision prise en 1994 (CE, 9 déc. 1994, Sarl Séri, n° 116447, aux T.), le Conseil d’1Etat a accepté que les changements apportés par un permis de construire modificatif viennent effacer les vices de légalité affectant le permis de construire attaqué. Une décision de 1995 vient donner un soubassement théorique à cette régularisation : elle juge que les moyens invoqués à l’encontre du permis de construire et se rapportant à des « dispositions » de ce permis qui ont été modifiées par un permis de construire modificatif présentent un caractère inopérant (CE, 8 décembre 1995, Association de défense des riverains de Central Park, n° 122319, aux T.).
Le recours au mécanisme de l’inopérance est à la fois habile et pragmatique : il consiste à concentrer le juge sur le projet tel qu’il est au moment où il statue. La décision SCI La Fontaine de Villiers du 2 févr. 2004 (CE, n° 238315, aux T.) vient parachever cette construction jurisprudentielle de la régulation de l’autorisation délivrée, en l’étendant aux vices de forme et de formalité.
Le législateur a ensuite pris le relai en créant les articles L. 600-5 et L. 600-5-1 du code de l’urbanisme, qui transforment l’office du juge du contentieux de l’urbanisme : il lui appartient désormais de se prononcer sur le caractère régularisable des vices de légalité qu’il a, le cas échéant, constatés, l’annulation du permis de construire ne pouvant intervenir que si ce vice n’est pas susceptible d’être régularisé, ou n’a pas été concrètement régularisé par une permis de construire de régularisation, dénommé « mesure de régularisation ».
La régularisation de la construction, puis de l’autorisation de construire, est devenue la norme. Il est donc normal de se demander si le processus ne doit pas désormais remonter à la demande de permis de construire.
Il convient d’abord de se poser la question de la justification de cette évolution, et il faut reconnaître qu’elle paraît moins impérieuse que ses deux devancières. Pour la construction, il s’agit d’éviter de démolir ; pour le permis de construire, il s’agit de consolider des droits existants et même acquis, en plus de considérations pratiques. La régularisation de la demande ne peut se prévaloir d’arguments aussi massifs, et notamment de droit acquis, car il est de principe qu’une demande adressée à l’administration n’en crée pas.
Ce ne sont donc que des considérations pratiques, voire psychologiques, qui justifient de permettre au pétitionnaire de redresser son projet en cours d’instruction de la demande, afin de le ramener dans le droit chemin de la légalité telle qu’elle est appréciée par l’autorité d’urbanisme, le plus souvent le maire. Ce dernier membre de phrase met en évidence l’une des difficultés de la régularisation de la demande : comme elle est effectuée sous le contrôle de l’autorité administrative, il n’est pas aisé d’en faire un instrument permettant d’éviter que la demande soit soumise à son arbitraire.
L’étude du Gridauh cité précédemment ouvre des perspectives intéressantes pour limiter les « refus secs ». Il écarte la solution de la « délivrance conditionnelle » du permis de construire, qui serait une sorte d’équivalent de l’article L. 600-5 : le permis de construire serait délivré sous réserve de modifications à apporter au projet. En revanche, il développe l’idée de l’obligation d’un dialogue contradictoire en cas de perspective de refus en l’état de la demande, voire la possibilité d’un « recours gracieux constructif » contre un refus de permis de construire, le caractère constructif du recours consistant à y intégrer les modifications du projet de nature à permettre le retrait du refus et la délivrance de l’autorisation. Enfin, l’étude évoque la possibilité de prévoir un régime particulier pour la nouvelle demande corrigée des modifications répondant aux motifs du refus initialement opposé, qui ferait l’objet d’une instruction simplifiée.
On le voit, ces solutions s’inscrivent résolument dans la veine pragmatique, avec le danger qu’elle sophistique encore un peu plus la procédure d’instruction des demandes.
C’est à ce stade que la demande d’avis du tribunal administratif de Toulon révèle son intérêt. Car la question posée peut conduire à donner un sous-bassement théorique à ces évolutions, en précisant les obligations de l’administration.
Le juge a de longue date admis la possibilité, pour l’autorité d’urbanisme, d’assortir le permis de construire qu’elle délivre de prescriptions particulières, telles des réserves ou prescriptions spéciales, à la condition qu’elles soient claires et limitées dans leur ampleur (elles ne doivent pas « nécessiter la présentation d’un nouveau projet », pour reprendre les termes de la décision CE SCI Le Maréchal du 26 janvier 1979, n° 02200, aux T.) Cette faculté est d’ailleurs mentionnée dans certaines règles du RNU, notamment les plus connues (R. 111-32, R. 111-27) qui emploient la formule : « Le projet peut être refusé ou n’être accepté que sous réserve de l’observation de prescriptions spéciales s’il est de nature à… »
Comme le rappelle le tribunal administratif de Toulon, le Conseil d’État s’est appuyé sur ces disposition du RNU pour créer une obligation que l’on peut qualifier de régularisation de la demande. Il a en effet jugé que, lorsqu’un projet de construction est de nature à porter atteinte à la salubrité ou à la sécurité publique, le permis de construire ne peut être refusé, sur le fondement du R. 111-2, « que si l’autorité compétente estime qu’il n’est pas légalement possible d’accorder le permis en l’assortissant de prescriptions spéciales permettant d’assurer la conformité de la construction avec ces dispositions » (CE, 26 juin 2019, Deville, n° 412429, aux T.).
On pourrait envisager de lier la solution aux préoccupations de sécurité ou salubrité publique, mais le résultat serait un peu contre-intuitif : l’obligation de régulariser la demande serait limitée aux préoccupations les plus graves mais n’existerait pas pour celles plus inoffensives, telle une question d’implantation ou d’aspect. Le tribunal de Toulon, qui a bien travaillé sa demande d’avis, relève d’ailleurs que le Conseil d’État avait déjà retenu la même solution pour l’article R. 111-4 du code de l’urbanisme par une décision du 12 mai 989 (n° 96665).
On pourrait aussi lier la solution aux dispositions du RNU qui incluent expressément la possibilité d’assortir le permis de prescriptions spéciales, mais là aussi, la restriction serait peu compréhensible, puisque cette faculté a été reconnue de façon générale par le juge.
En définitive, on voit qu’il y aurait du sens à répondre à la demande d’avis du tribunal que l’autorité administrative peut, de façon générale, légalement refuser la demande de permis de construire que si elle estime qu’il n’est pas possible d’accorder le permis en l’assortissant de prescriptions spéciales permettant d’assurer la conformité du projet avec l’ensemble des règles d’urbanisme qui s’imposent à lui.
Cette évolution conceptuelle conduirait alors à réfléchir aux voies qui permettraient de mettre l’autorité administrative le mieux à même de porter cette appréciation, telles celles indiquées par l’étude du Gridauh.
Ce que le Conseil d’État devra finalement décider, c’est si la régularisation doit gagner la phase amont de la police administrative de l’urbanisme, c’est-à-dire la demande d’autorisation. Et donc si le pragmatisme doit l’emporter sur la raideur.