Focus sur le foncier

Frédéric Levy – François Dauchy
Avocat Associé – Avocat Councel

1) Quel choix de la méthode d’évaluation faut-il retenir pour déterminer la valeur vénale d’un terrain ?

Ce nouveau débat anime, de façon de plus en plus prégnante, les procédures d’indemnisation devant les juridictions de l’expropriation. Cette problématique concerne plus spécifiquement l’évaluation des terrains à bâtir ou encore des immeubles dont il apparaît, à raison de leur consistance matérielle, qu’ils doivent être évalués en distinguant la valeur vénale du sol de celle des constructions édifiées sur celui-ci.

Jusqu’à une époque récente, l’évaluation procédait couramment de la méthode d’estimation dite « par comparaison » avec des biens similaires.

Cette méthode, utilisée par l’administration, les experts ou encore les juridictions de l’expropriation permet de déterminer une valeur vénale qui correspond au prix le plus probable auquel pourrait se vendre ou s’acheter à l’amiable un immeuble ou un droit immobilier donné, dans un lieu et à un moment déterminé, au regard des conditions du marché sectoriel.

Elle procède de l’étude objective la plus complète possible des mutations ou des décisions judiciaires revêtant un caractère définitif, portant sur des biens similaires ou se rapprochant le plus possible de l’immeuble à évaluer.

S’il est acté de longue date que les juges du fond demeurent libres d’adopter la méthode d’évaluation et le mode de calcul qui leur paraissent préférables (Cass. 3ème civ. 18 mars 1974, pourvoi n° 73-70125), ce pouvoir souverain était, jusqu’à présent, encadré par plusieurs principes fondamentaux posés par le Code de l’expropriation dans le souci de réserver, aux seules autorités expropriantes, le bénéfice des plus-values : réparation des seuls préjudices directs, matériels et certains causés par l’expropriation (article L. 13-13), prise en compte de la consistance matérielle des biens à la date à laquelle le transfert de propriété est opéré par voie d’ordonnance (article L. 13-14) et fixation rétroactive d’une « date de référence » pour qualifier le terrain (article L. 13-15). La jurisprudence en conclut qu’un terrain ne peut pas être évalué en fonction de sa valeur d’avenir.

Or, l’emploi de méthodes d’estimation qui, pour ne pas être nouvelles, n’en étaient pas moins inusitées jusqu’à présent, conduit à s’interroger sur l’intangibilité de ces principes.

La brèche paraît avoir été ouverte par l’État ou ses établissements publics à la faveur de la mise en œuvre d’une politique de défaisance de biens immobiliers dont ces derniers n’ont plus l’usage et dont ils veulent légitimement tirer le meilleur prix à l’occasion de leur cession à des opérateurs publics ou privés.

Cette logique conduit à rechercher des solutions permettant d’associer le cédant au boni qui pourra être tiré des opérations immobilières réalisées sur les biens cédés, notamment par l’insertion, dans les actes de cessions, de clauses dites « de retour à meilleure fortune » pour obtenir, à terme, un complément de prix pour autant que le programme prévisionnel soit effectivement réalisé ou que sa réalisation dépasse le seuil contractuellement défini dans l’acte translatif de propriété.

Cette logique a peu à peu été officialisée par l’administration, notamment dans le cadre de la poursuite du programme national 2008/2012 de cession du foncier public en faveur de l’aménagement durable et du développement de l’offre de logement. Les services évaluateurs ont, à cette occasion, été invités à privilégier « le recours à la méthode d’évaluation dite du compte à rebours ».

Cette position a depuis été réitérée à l’occasion de la mise en œuvre de la politique nationale en matière de logement social[1].

Dans cet environnement, les tribunaux n’ont pas tardé à nouveau à être questionnés sur le choix de la méthode d’évaluation. Un arrêt de la Cour d’appel de Montpellier du 13 juillet 2010 (RG n° 05/0045) a notamment relancé le débat en utilisant, pour la première fois, la méthode dite « du bilan promoteur ».

Elle consiste à calculer le prix maximal d’un terrain au-delà duquel l’opération envisagée ne serait pas rentable, compte tenu du prix de vente prévisionnel des locaux construits (Jurisclasseur – Impôt sur la fortune – Fascicule 205 : évaluation des biens). Il s’agit donc de déterminer la charge foncière en partant du prix de vente au m² de l’immeuble construit, par comparaison avec des prix de vente connus pour des programmes similaires en cours. On en déduit ensuite les frais de construction et de maîtrise d’œuvre, ainsi que la marge du promoteur, la différence correspondant à la valeur du terrain.

Jusqu’alors, les juridictions de l’expropriation avaient refusé d’appliquer cette méthode, considérant qu’elle était fondée sur des éléments étroitement dépendants de la conjoncture économique et présentant, par là même, un caractère aléatoire incompatible avec la prise en compte d’un préjudice certain (en ce sens, CA Bordeaux, 26 novembre 2008, Jurisdata 2008-37395).

Bien que s’inscrivant dans un contexte il est vrai quelque peu particulier, cet arrêt a t-il pour autant créé une brèche dans un édifice jusqu’alors assez stable ?

À l’examen de récentes décisions de cours d’appel, la réponse semble négative. Mais, il est certain qu’il a généré une gêne d’autant plus grande chez les collectivités expropriantes qu’au cas d’espèce, la décision se rattachait à un bilan d’aménagement qui intègre, à la différence d’un bilan de promotion immobilière, le coût de réalisation des équipements publics et donc un équilibre rarement positif.

Son application devrait-elle, dès lors, être généralisée aux procédures de délaissement, préemption et expropriation ? À notre avis, la réponse doit aussi aujourd’hui être négative.

Tout d’abord car retenir cette méthode revient à prendre en considération l’utilisation future du bien exproprié et à déterminer une marge bénéficiaire par nature aléatoire, ce qui est contraire aux dispositions d’ordre public du Code de l’expropriation. Dès lors, la « sécurité juridique » milite en défaveur d’une telle méthode.

Ensuite, car contrairement à un promoteur, une autorité expropriante n’assortit pas son acquisition d’une condition suspensive et ne peut donc pas renoncer à son projet d’aménagement si le programme sur la base duquel elle a établi son bilan d’opération se révèle impossible à réaliser. Or, l’utilisation de cette méthode suppose la possibilité de renoncer en cas d’impossibilité de faire… C’est pourquoi, pour s’assurer que la constructibilité sur la base de laquelle ils ont établi leurs offres de prix sera certaine, les promoteurs insèrent systématiquement, dans leur promesse de vente, des clauses conditionnant le transfert de propriété à l’obtention d’un permis de construire purgé de tout recours. Les acquisitions réalisées par expropriation ne pouvant pas, quant à elles, être soumises à des conditions suspensives ou résolutoires, la généralisation de l’utilisation de la méthode du promoteur mettrait ainsi en péril de nombreuses opérations d’aménagement d’utilité publique certaine.

2) Le Code de l’expropriation est-il prêt à l’épreuve des questions prioritaires de constitutionnalité ?

La réforme constitutionnelle du 23 juillet 2008 a inséré, dans la Constitution, un nouvel article 61-1 et modifié son article 62 pour créer une procédure d’examen par voie d’exception de la constitutionnalité des lois. Cette réforme a un triple objectif : donner un droit nouveau au justiciable en lui permettant de faire valoir les droits qu’il tire de la Constitution, purger l’ordre juridique des dispositions inconstitutionnelles et assurer la prééminence de la Constitution dans l’ordre interne.

Alors, le Code de l’expropriation est-il concerné par cette réforme ? La procédure d’expropriation tend à l’appropriation contrainte de la propriété privée. Le droit de propriété étant constitutionnellement consacré par l’article 17 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, qui érige ce droit comme inviolable et sacré et dont nul ne peut être privé, si ce n’est lorsque la nécessité publique légalement constatée l’exige, c’est logiquement qu’à la faveur de la réforme, plusieurs des dispositions du Code de l’expropriation ont fait l’objet de questions prioritaires de constitutionnalité. Le Code de l’expropriation est d’ailleurs, sans doute, celui qui a fait l’objet aujourd’hui du plus grand nombre de saisine (une dizaine).

Est-ce qu’alors les décisions rendues par le Conseil constitutionnel ont-eu une incidence notable sur la matière ? La procédure d’expropriation telle qu’elle est organisée se décompose en une phase administrative et judiciaire qui font soit l’objet de décisions à caractère administratif (déclaration d’utilité publique et arrêté de cessibilité), soit de décisions judiciaires portant, d’une part, sur le transfert de propriété, d’autre part, sur la fixation des indemnités réparatrices du préjudice subi par les propriétaires concernés.

À ce jour, pour l’essentiel, les dispositions contestées n’ont pas fait l’objet d’une déclaration d’inconstitutionnalité. C’est ainsi que, pour ne citer que les plus importants, l’article L. 11-9, l’article L. 12-1 qui définit les effets de l’ordonnance d’expropriation, l’article L 13-8 sur la fixation alternative, l’article L. 13-13 qui fixe le principe de l’indemnisation des seuls préjudices directs matériels et certains, l’article L. 13-17 qui tend à lier le pouvoir d’appréciation du juge dans la détermination des indemnités, et l’article L. 13-15 qui définit la date de référence, ont été déclarés conformes. Est actuellement en instance l’examen de la constitutionnalité des dispositions de l’article L. 12-6, alinéa 1er, relatives au droit de rétrocession, lesquelles devraient être examinées dans les mois à venir.

L’une des décisions rendues a-t-elle été de nature à générer une évolution notable de la procédure ? Seules les dispositions des articles L. 15-1 et L. 15-2 du Code de l’expropriation ont été déclarées non conformes à la Constitution. Ces articles aménagent les modalités de prise de possession des immeubles expropriés.

Par une décision remarquée du 6 avril 2012, ces articles ont été déclarés non conformes à la Constitution, notamment en ce qu’ils prévoyaient, pour l’expropriant, la faculté de prendre effectivement possession des biens après règlement de ses offres indemnitaires et consignation de la différence éventuellement constatée entre lesdites offres et la décision judiciaire statuant sur le montant de l’indemnité.

Le Conseil constitutionnel a considéré que, tels que rédigés, ces articles méconnaissaient le principe de l’indemnisation préalable et donc les articles 17 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen précité, et 545 du Code civil.

Conscients toutefois que cette reconnaissance d’inconstitutionnalité aurait des conséquences manifestement excessives sur les procédures d’expropriation en cours, les Sages ont choisi de reporter au 1er juillet 2013 la date de l’abrogation de ces dispositions. Cette décision est anxiogène pour nombre de collectivités expropriantes qui s’interrogent sur les modalités de la poursuite des opérations qu’elles ont initiées au-delà de cette échéance.

Il semble de l’intérêt de toutes les parties concernées qu’à compter du 1er juillet 2013, le vide juridique créé par la reconnaissance de l’inconstitutionnalité des articles précités soit comblé au travers de l’adoption de dispositions qui soient tout à la fois respectueuses des intérêts privés, mais qui prennent également en compte la nécessité, pour les collectivités, de pouvoir mettre en œuvre, dans des délais raisonnables, les projets reconnus d’intérêt public qui, pour nombre d’entre eux, répondent à des préoccupations sociales importantes, notamment en termes de renouvellement urbain ou encore de construction de logements sociaux.


[1] Réponse à la question écrite n° 73 566 publiée au JO : Assemblée nationale du 4 mai 2010

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