Quid des clauses d’exclusion de solidarité convenues par les locateurs d’ouvrages ?

Quid des clauses d’exclusion de solidarité convenues par les locateurs d’ouvrages ?

Par un arrêt de principe du 14 février 2019 [1] destiné à être publié au Bulletin des arrêts de la Cour de cassation, la 3° chambre civile a validé la clause d’un contrat d’architecte qui dispose que ce dernier ne peut être tenu responsable « de quelque manière que ce soit, et en particulier solidairement, des dommages imputables aux actions ou omissions du maître d’ouvrage ou des autres intervenants dans l’opération faisant l’objet du présent contrat » et son application à la responsabilité in solidum à laquelle il peut être tenu avec d’autres intervenants dès lors que sa faute a contribué à la réalisation de l’entier dommage.

Dans un second arrêt du 7 mars 2019 [2] la même 3° chambre de la Cour de cassation confirme à nouveau la validité de cette clause et retient que la Cour d’appel, a retenu à bon droit que cette clause n’était pas abusive en ce qu’elle ne vidait pas la responsabilité de l’architecte de son contenu puisque ce dernier doit assumer les conséquences de ses fautes et sa part de responsabilité dans les dommages.

Dans la première instance, le maître d’ouvrage avait subi des désordres en cours de chantier. L’assureur dommage-ouvrage, subrogé dans ses droits, avait obtenu des premiers juges la condamnation in solidum de l’architecte et d’un sous-traitant au remboursement des indemnités versées.

La Cour d’appel de Paris [3] a limité la condamnation de l’architecte à sa part propre de responsabilité.

La Cour de cassation a considéré que la Cour d’appel par une interprétation souveraine exclusive de dénaturation (que l’imprécision de la clause rendait nécessaire) a retenu que cette clause qui excluait la solidarité en cas de pluralité de responsable n’était pas limitée à la responsabilité solidaire qu’elle ne visait qu’en particulier et en a déduit à bon droit qu’elle s’appliquait également à la responsabilité in solidum.

Dans la seconde instance, la Cour d’appel de Rennes [4] a jugé que cette clause n’est pas abusive dès lors qu’elle ne vide pas la responsabilité du locateur d’ouvrage de son contenu puisqu’il devait assumer les conséquences de ses fautes et sa part de responsabilité dans les dommages et a limité sa condamnation et celle de son assureur à la part propre de responsabilité de ce dernier.

La Cour de cassation valide ce raisonnement, « la cour d’appel a retenu à bon droit que la MAF ne serait tenue d’indemniser le préjudice subi par la SCI que dans les limites des responsabilités retenues à l’encontre de son assurée ».

La Cour de cassation revient ainsi sur la jurisprudence qu’elle avait posée dans un arrêt du 18 juin 1980 [5] publié au Bulletin dans lequel elle avait retenu que la clause stipulant que la responsabilité de l’architecte à l’égard du maître de l’ouvrage ne sera engagée au titre des dispositions en vigueur et notamment des dispositions des articles 1792 et 2270 (dans leur rédaction de 1967) du Code civil que dans la mesure de ses seules fautes professionnelles sans aucune solidarité ne saurait avoir pour effet d’empêcher une condamnation in solidum entre l’architecte et les entrepreneurs.

Cette nouvelle jurisprudence consacre l’évolution que l’on a pu constater aux termes des décisions rendues depuis sur le même sujet mais l’absence de publication au Bulletin pouvait laisser un doute sur leur portée.

Ainsi, dans un premier arrêt de 1988 [6] la Cour de cassation avait censuré au visa de l’article 455 du CPC, donc pour défaut de réponse, l’arrêt qui pour déclarer les architectes tenus in solidum avec les autres intervenants envers le maître de l’ouvrage pour les défauts de l’installation de chauffage, avait retenu que les fautes de ces constructeurs avait concouru à la réalisation de l’entier préjudice sans répondre aux conclusions des architectes qui invoquaient une clause du contrat passé avec le maître de l’ouvrage limitant leur responsabilité professionnelle à  » la seule mesure de leurs fautes personnelles et sans aucun engagement solidaire, ni in solidum « .

Plus récemment, dans un arrêt du 19 mars 2013 [7] la Cour de cassation avait considéré que la Cour d’appel qui avait condamné un architecte solidairement avec les autres intervenants malgré une clause d’exclusion des conséquences de la responsabilité solidaire ou in solidum au motif qu’elle ne pouvait s’opposer à sa condamnation à réparer l’entier dommage que ses fautes propres avaient contribué à réaliser n’avait pas respecté les dispositions du contrat et avait violé les dispositions des articles 1134, 1147 et 1150 du Code civil.

Plus récemment encore, dans un arrêt du 8 février 2018 [8], la Cour de cassation avait retenu, en présence d’une clause d’un contrat de maître d’œuvre stipulant qu’il n’assumerait ses responsabilités professionnelles que dans la mesure de ses fautes ne pouvant être tenu responsable, ni solidairement ni in solidum des fautes commises par d’autres intervenants que la Cour d’appel avait pu en déduire par une interprétation souveraine exclusive de dénaturation que cette clause était licite au titre d’une responsabilité contractuelle dans l’exercice de son rôle de contrôle et que sa responsabilité contractuelle devait être retenue à hauteur de 20%.

Si l’arrêt du 8 février 2018 renvoyait au pouvoir souverain d’appréciation des juges du fond, l’arrêt du 14 février 2019 va plus loin et la Cour de cassation s’approprie le raisonnement par la formule consacrée, « la cour en a déduit à bon droit, …»

 

Les intervenants dont la responsabilité est susceptible d’être retenue in solidum sont ceux qui par leurs fautes ont contribué à la réalisation de l’entier dommage.

On pouvait dès lors légitiment s’interroger sur la portée d’une clause limitative de responsabilité à la part propre d’un intervenant puisque par définition il est jugé responsable de l’entier dommage : la solidarité ne résulte pas de la convention mais de l’étendue de l’obligation de chacun, chaque intervenant est responsable du tout et sa dette est de la totalité.

Ce n’est pas ce raisonnement qui est aujourd’hui validé, puisqu’il est admis que bien que  responsable du tout, un intervenant puisse limiter contractuellement sa part contributive à sa part propre après fixation de la part finale de chaque intervenant de sorte qu’il ne soit pas obligé de contribuer au tout avec le risque d’avoir à supporter la part de l’un des responsables défaillant et non assuré.

Si cette clause est incluse depuis de nombreuses années dans les contrats types de l’ordre des architectes sa validation de principe va provoquer sa généralisation et tous les intervenants : Bureaux de contrôle, Coordonnateurs SPS, Entreprises générales et sous-traitants vont chercher à l’inclure dans leurs contrats et les assureurs à l’imposer dans leurs polices.

Trois réserves et une interrogation cependant :

 

1 – La clause ne peut avoir pour effet de limiter la responsabilité décennale des intervenants

Conformément aux dispositions de l’article 1792-5 du Code civil aux termes duquel « toute clause d’un contrat qui a pour objet soit d’exclure ou de limiter la responsabilité prévue aux articles 1792, 1792-1 et 1792-2 du code civil, soit d’exclure les garanties prévues aux articles 1792-3 et 1792-6 ou d’en limiter la portée, soit d’écarter ou de limiter la solidarité prévue à l’article 1792-4 est réputée non écrite ».

Cette restriction a peu d’incidence pratique pour les intervenants puisque dans ce cadre tous sont astreints à la même obligation d’assurance : le risque pour l’un d’eux de devoir assumer la part d’un intervenant défaillant est donc limité sinon théorique.

Le champ d’application de la clause d’exclusion des conséquences d’une obligation solidaire ou in solidum est donc limité à la responsabilité contractuelle de droit commun notamment avant réception, ou pour les dommages consécutifs à des dommages de nature décennale.

 

2 – La clause doit être souscrite entre professionnels

L’article L 132-1 du Code de la consommation répute abusive les clauses limitatives de responsabilité souscrites entre professionnels et non-professionnels ou consommateur dès lors qu’elles ont pour objet ou effet de créer, au détriment de ce dernier un déséquilibre significatif entre les droits et obligations des parties.

La Cour de cassation pourrait faire une application extensive de cette disposition et avoir une conception très restrictive de la notion de professionnels de même spécialité.

Ainsi, dans un arrêt du 4 février 2016 [9] portant sur la même affaire que celle qui avait déjà donné lieu à l’arrêt du 19 mars 2013 précité, elle admet que les juges du fond ait pu retenir qu’une SCI, promoteur immobilier, était un professionnel de l’immobilier mais pas un professionnel de la construction, et que celle-ci devait être considérée comme un non-professionnel vis-à-vis du contrôleur technique en application de l’article L. 132-1 du code de la consommation.

La clause limitative était différente et visait en l’espèce à limiter la responsabilité du Bureau de contrôle à deux fois le montant de ses honoraires et la Cour de cassation, dans la même instance a également approuvé le raisonnement de la Cour d’appel qui a annulé cette clause, considérant qu’elle contredisait la portée de l’obligation essentielle souscrite et était donc abusive.

 

3 – La clause ne doit pas créer de déséquilibre significatif

Aux termes de l’article 1171 du Code civil, dans sa rédaction issue de l’ordonnance du 10 février 2016 applicable aux contrats souscrits après le 1er octobre 2016, « dans un contrat d’adhésion, toute clause qui crée un déséquilibre significatif entre les droits et obligations d’une partie est réputée non écrite », « l’appréciation du déséquilibre significatif ne porte ni sur l’objet principal du contrat, ni sur l’adéquation du prix à la prestation ».

Le contrat d’adhésion est défini par l’article 1110 du Code civil, dans sa rédaction issue du même texte comme « celui dont les Conditions générales, soustraites à la négociation, sont déterminées à l’avance par l’une des parties ».

Dès lors que la clause, au moins dans les contrats d’architecte, se trouve dans les contrats types établis par l’Ordre des architectes, il semble qu’elle doive être considérée comme incluse dans un contrat d’adhésion, sauf à démontrer qu’elles ont fait l’objet d’une négociation véritable, avec des clauses dérogatoires incluses dans les conditions particulières.

Il reste à savoir si elle est de nature à créer un déséquilibre significatif. En l’état des arrêts rendus à ce jour, tel ne semble pas être le cas.

La notion de déséquilibre significatif se trouve dans l’article L 132-1 du Code de la consommation et dans l’article L 442-6 I-2° du Code de commerce, celui-ci  doit s’apprécier au niveau de l’ensemble du contrat.

 

4 – Cette clause est-elle applicable dans le cadre du recours d’un co-responsable ?

Il reste à savoir si cette clause, convenue avec le maître de l’ouvrage est opposable au co-responsable qui voudrait exercer un recours à l’encontre du bénéficiaire de cette clause et le voir contribuer à la part d’un co-responsable défaillant.

L’article 1214 du Code civil stipulait que le codébiteur d’une dette solidaire qui l’a payé en entier, ne peut répéter contre les autres que les parts et portions de chacun d’eux et que si l’un d’eux se trouve insolvable, la perte qu’occasionne son insolvabilité se répartit par contribution entre tous les autres codébiteurs solvables et celui qui a fait le paiement.

L’article 1215 du Code civil ajoutait que dans le cas où le créancier a renoncé à l’action solidaire envers l’un des débiteurs, si l’un ou plusieurs des autres codébiteurs deviennent insolvables, la portion des insolvables sera contributoirement réparties entre tous les codébiteurs, même entre ceux précédemment déchargés par le créancier.

Ces dispositions sont maintenues par l’ordonnance du 10 février 2016 dans l’article 1317 du Code civil applicable aux contrats souscrits à compter du 1er octobre 2016 :

Entre eux, les codébiteurs solidaires ne contribuent à la dette que chacun pour sa part.

Celui qui a payé au-delà de sa part dispose d’un recours contre les autres à proportion de leur propre part.

Si l’un d’eux est insolvable, sa part se répartit, par contribution entre les codébiteurs solvables, y compris celui qui a fait le paiement et celui qui a bénéficié d’une remise de solidarité

Les dispositions des articles 1213 anciens et suivants du Code civil propres à l’obligation solidaire et à sa contribution sont traditionnellement appliquées à l’obligation in solidum.

Le recours exercé par le coresponsable qui aura supporté la part du coresponsable défaillant n’est pas un recours subrogatoire et celui-ci ne se trouve pas dans la même situation que la victime, il exerce une action personnelle : son recours est donc de nature délictuelle ; il semble ainsi ne pouvoir se voir opposer les clauses du contrat du coresponsable bénéficiaire de la clause d’exclusion de solidarité et pouvoir se prévaloir des dispositions de l’alinéa 3 du nouvel article 1317 du Code civil pour obtenir sa contribution proportionnelle à la part du codébiteur défaillant. Ceci peut amoindrir l’intérêt d’une telle clause ou l’opportunité de sa généralisation à l’ensemble des intervenants, et la portée pratique des arrêts du 14 février et 7 mars 2019.

 

[1] Cass. Civ., 3 14 février 2019, n° 17-26403

[2] Cass. Civ., 3 7 mars 2019, n° 18-11995

[3] CA Paris, 12 mai 2017, n°15-16869

[4] CA Rennes 14 décembre 2017

[5] Cass. Civ. 3 18 juin 1980, n° 78-16096

[6] Cass. Civ. 3 11 mai 1988, n° 86-19565

[7] Cass. Civ. 3 19 mars 2013 n°11-25266 – non publié au bulletin, RDI 2013 p.318 note Boubli

[8] Cass. Civ. 3 8 février 2018 n°17-21329 – non publié au bulletin, RDI 2018 p. 550 note Boubli

[9] Cass. Civ. 3 4 février 2016, 14-29347, BICC 2016, n°844, III, n° 905 Bull. Civ. III n° 23, CA Montpellier, 10° Ch. 23 octobre 2014 n° 13/04413

 

Civ. 3e, 14 février 2019, n° 17-26403  

Civ. 3e, 7 mars 2019, n° 18-11995 

 

 

Sarah Lugan, MRICS

NMW

Chargée d’enseignement à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne

 

Laurent de Gabrielli,

NMW