Les premières leçons du contentieux sur l’A69

Les grandes surfaces dans le cadre des ORT

Vianney CUNY
Avocat Pré-Associé
DS Avocats

Il est bien difficile d’écrire sur l’A69 en tâchant d’être objectif et d’adopter un angle strictement technique. Inexorablement, prendre la plume sur ce sujet est la certitude de créer du ressentiment d’un côté ou d’un autre. Pour autant, l’intérêt national que ce dossier suscite ne peut être éludé, et il n’est pas inintéressant d’avoir un regard « phénoménologique » sur celui-ci pour tenter de voir ce qui doit être amélioré dans les procédures administratives et juridictionnelles concernant les grands projets, sans que cela ne se fasse au prix d’un important recul du droit de l’environnement.

Indéniablement, la condition tirée des « raisons impératives d’intérêt public majeur » (RIIPM) pour déroger au régime de protection stricte des espèces protégées[1], compte tenu de sa portée juridique « radicale », est le cœur du débat. Cette notion, ayant justifié l’annulation de l’autorisation environnementale du projet par le Tribunal administratif de Toulouse, issue de la directive « Habitats »[2], est assez unique parmi les autres concepts du droit public. En synthèse, pour savoir si un projet procède de « raisons impératives d’intérêt public majeur », le juge administratif vérifie qu’il est indispensable pour répondre à un besoin économique et social impérieux[3]. Cette condition implique donc de démontrer que le projet est absolument nécessaire pour garantir la réalisation des intérêts publics majeurs poursuivis. Inspiré de la théorie kantienne de l’impératif catégorique, il s’agit d’un critère absolutiste – « il faut qu’il y ait une nécessité, sinon il n’y a rien du tout » (G. Deleuze, « Qu’est-ce que l’acte de création », 1987) – car l’atteinte à la biodiversité protégée est considérée comme une exception à un régime de protection « stricte » dont l’objet est de conserver le vivant menacé (même si toutes les espèces protégées ne sont pas à proprement parlé « menacées »).

Cette notion est mal comprise, que ce soit par les élus, les maîtres d’ouvrages, les bureaux d’études et même les services de l’État, qui la confondent très fréquemment avec celle de « l’utilité publique », condition pour l’obtention d’une déclaration d’utilité publique et recourir à l’expropriation. Dans le dossier de l’A69, il ressort clairement des débats de la commission d’enquête sur le montage juridique et financier du projet que la décision du Conseil d’État ayant validé la DUP du projet, outre le rejet des référés-suspension contre l’autorisation environnementale, a induit une forme de fiction selon laquelle le projet était déjà validé sur le fond en permettant de lancer les expropriations puis le début des travaux une fois l’autorisation environnementale obtenue. Cela conduit à poser la question fondamentale de ce dossier : comment éviter une situation d’un arrêt des travaux pour défaut de RIIPM alors que le porteur de projet a procédé aux acquisitions foncières nécessaires au projet ? Comment limiter le risque économique et juridique pensant sur le maître d’ouvrage (et l’ensemble des acteurs économiques engagés dans un projet) et l’Etat tout en garantissant la protection des intérêts fondamentaux de l’environnement ?

Une première piste de réflexion est la procédure administrative. La loi « Industrie Verte »[4] a ouvert la possibilité de faire reconnaître la RIIPM dans le cadre de la DUP pour les projets industriels et les projets d’infrastructures et de réseaux connexes à ces derniers[5]. Dans un tel cas, la RIIPM ne peut être contestée que dans le cadre d’un recours contre la DUP. L’intérêt fondamental de ce mécanisme est de faire « remonter » la reconnaissance de la RIIPM à l’acte ouvrant le bénéfice de l’expropriation, celui-ci intervenant en général en amont de l’autorisation environnementale (même si le code de l’environnement incite à organiser une enquête publique unique entre la DUP et l’autorisation environnementale de manière concomitante[6]). Cette reconnaissance n’est pas une « présomption », comme cela existe en matière d’énergies renouvelables, et il convient d’être vigilant que dans le dossier de DUP la justification de la RIIPM ne soit pas être méthodologiquement confondue avec celle de l’utilité publique.

Dans le cadre spécifique de l’A69, nous voyons bien l’intérêt qu’aurait présenté un tel mécanisme s’il avait été applicable pour l’adoption de la DUP de ce projet. En effet, le décret de DUP est intervenu dans ce dossier le 19 juillet 2018, validé par le Conseil d’État par une décision du 5 mars 2021[7], tandis que l’autorisation environnementale est intervenue le 2 mars 2023 avec un jugement du Tribunal administratif de Toulouse du 27 février 2025. Il ne s’agit pas d’une situation inhabituelle sur ce type de projets étant donné que le niveau de connaissance d’un projet doit être beaucoup plus fine pour un dossier d’autorisation environnementale (compte tenu du degré attendu de précision concernant les mesures d’évitement, de réduction et de compensation) par rapport à un dossier de DUP où ce sont les caractéristiques essentielles du projet qui sont appréciées. Faire « remonter » la RIIPM pour les grands projets d’infrastructures au moment de la DUP ne pose pour autant pas de difficulté d’un point de vue juridique dès lors que cette condition s’apprécie en « elle-même », indépendamment de l’ampleur de l’atteinte à la biodiversité protégée[8]. Elle permet par ailleurs d’instituer le Conseil d’État en juge de premier et dernier ressort de la RIIPM pour les projets dont la DUP est prononcée par décret (création d’autoroutes, création d’aérodromes de catégorie A, création ou prolongement de lignes ferroviaires…[9]).  Nous ne pouvons donc qu’encourager le législateur à élargir le mécanisme de l’article L. 122-1-1 du code de l’expropriation aux grands projets d’infrastructures.

Une seconde ligne d’entrée est la procédure juridictionnelle.

Certains commentateurs, plutôt du côté des associations, proposeraient de faire exception au « privilège du préalable », c’est-à-dire de rendre les recours immédiatement suspensifs sur l’exécution des autorisations environnementales. Néanmoins, introduire cette exception dans le droit applicable serait une contrainte bien trop excessive pour les maîtres d’ouvrages et les pouvoirs publics. Une autre idée évoquée est d’encadrer les délais de jugement au fond sur les autorisations environnementales des projets d’infrastructures. Néanmoins, ces mécanismes d’encadrement des délais de jugement, qui existent en matière d’énergies renouvelables[10], peuvent engendrer des effets pervers. Récemment, la Cour administrative d’appel de Douai a jugé que les mécanismes de régularisation de l’article L. 181-18 du code de l’environnement ne pouvait être mis en œuvre lorsque le délai impératif dont elle dispose pour juger ne permet plus le prononcé d’un sursis à statuer et d’une régularisation[11].

Une autre idée nous semble plus intéressante, à savoir celle de créer une procédure « accélérée au fond » dans le code de justice administrative spécifiquement dédiée à la matière des autorisations environnementales et des dérogations au titre des espèces protégées. Cependant, pour qu’une telle procédure soit efficace, il conviendrait de disposer d’un juge spécialisé sur la matière environnementale qui puisse identifier rapidement les enjeux juridiques et techniques d’un dossier. Une réflexion sur la création d’une telle juridiction spécialisée au sein de l’ordre juridictionnel administratif nous semble devoir être menée compte tenu de la complexité de cette matière et de ses enjeux propres. Engager des travaux législatifs sur ce sujet serait par ailleurs l’occasion de repenser l’ensemble les voies processuelles en matière environnementale. À titre d’illustration, pour plusieurs raisons juridiques et opérationnelles, il nous semblerait particulièrement opportun d’ouvrir un référé spécial aux porteurs de projets permettant de faire contrôler par le juge les décisions de soumission à évaluation environnementale après examen au cas par cas.

Enfin, sur le fond, la notion de raisons impératives d’intérêt public majeur, telle qu’interprétée par le Tribunal administratif de Toulouse, a été principalement reliée à l’ampleur des bénéfices économiques et sociaux attendus du projet. En effet, le Tribunal a estimé qu’une « meilleure desserte du bassin », la facilitation de « l’accès de ce bassin à des équipements régionaux » et le « confortement du développement économique de ce territoire », justifiant l’utilité publique du projet, n’étaient pas de nature à caractériser l’existence d’une raison impérative d’intérêt public majeur « eu égard à la situation démographique et économique de ce bassin, qui ne révèle pas de  décrochage, ainsi qu’aux apports limités du projet en termes économique, social et de gains de sécurité ». A ce stade de l’analyse, l’approche du Tribunal est correcte au regard de la jurisprudence européenne[12].

En revanche, de manière plus contestable, le Tribunal a estimé que n’était pas susceptible de modifier cette qualification juridique le fait que la loi n° 2019-1428 du 24 décembre 2019 d’orientation des mobilités (dite « LOM ») ait reconnu ce projet comme prioritaire parmi les investissements de l’État en matière d’infrastructures de transport.

Prenons par exemple les projets actuels de réouverture de lignes ferroviaires du quotidien et de développement de services express régionaux métropolitains (SERM) inscrites à la loi LOM. Ces lignes principalement en périurbain disposent souvent de bilans socio-économiques (et un bilan carbone) peu favorables, avec des valeurs actualisées nettes globales négatives car desservant des territoires à faible densité, mais elles sont néanmoins regardées par les collectivités territoriales et les habitants comme un service essentiel indispensable. Ces réouvertures de lignes, qui sont rarement réalisées sans qu’une dérogation au titre des espèces protégées ne soit sollicitée, se retrouvent fragilisées par l’approche du Tribunal dès lors que leur inscription au sein de la LOM comme investissements stratégiques ne suffira pas à les faire regarder comme relevant d’une RIIPM. En outre, cette approche nous semble discutable par rapport à un courant jurisprudentiel assez constant qui considère que l’inscription d’un projet dans une programmation stratégique nationale tend à le faire regarder comme relevant d’une RIIPM[13]. Enfin, cette grille de lecture relativisant la force de la loi ne manquera pas de créer une forte opposition des élus, qui pour certains ont déjà manifesté leur volonté de « passer par-dessus » le pouvoir judiciaire par une loi de validation, une telle loi signifiant toujours une forme de mise en échec de l’État de droit. Si elle devait être confirmée en appel ou en cassation, elle conduira très certainement à des évolutions législatives au niveau européen ou national, et il n’est pas certain que la protection de l’environnement en sorte durablement grandie à terme.

Attention aux retournements dialectiques…

[1] Art. L. 411-2 4° c), C. env.

[2] Directive 92/43/CEE du Conseil concernant la conservation des habitats naturels ainsi que de la faune et de la flore sauvages

[3] CE, 24 juillet 2019, n° 414353, Mentionné dans les tables du recueil Lebon

[4] Loi n° 2023-973 du 23 octobre 2023 relative à l’industrie verte

[5] Art. L. 122-1-1, C. expro.

[6] Art. L. 181-10 I, C. env.

[7] CE, 5 mars 2021, n° 424323

[8] CE, 3 juin 2020, n° 425395, n° 425399, n° 425425

[9] Art. R. 121-2, CJA ;

[10] Art. R. 311-6, CJA ;

[11] CAA Douai, 6 février 2025, n° 24DA00735 ;

[12] CJUE, 29 juillet 2019, aff. C-411/17

[13] CAA Douai, 15 octobre 2015, n° 14DA02064 ; CAA Paris, 8 juillet 2021, n° 21PA00909