Sale temps pour les recours associatifs en matière d’urbanisme

Les grandes surfaces dans le cadre des ORT

Florian Poulet
Professeur de droit public à l’université Paris-Saclay

Il n’est guère besoin de plaider l’utilité, pour ne pas dire la nécessité, des recours formés par les associations en droit de l’urbanisme. Destinés à assurer la défense d’intérêts collectifs – ceux que se proposent de protéger et de garantir les membres du groupement d’individus réunis en association –, ils incarnent avec force la finalité du recours pour excès de pouvoir qui est, de façon générale, d’assurer le respect de la légalité au bénéfice de tous (« recours d’utilité publique », disait René Chapus). Du reste, en droit de l’urbanisme spécifiquement, ils offrent cet avantage, dans un certain nombre d’hypothèses, de rééquilibrer quelque peu les rapports de force contentieux entre, d’un côté, le pot de fer, c’est-à-dire les collectivités publiques et les porteurs de projets et, de l’autre, le pot de terre, à savoir les particuliers directement affectés par ces projets.

Et pourtant, depuis plusieurs années, ces recours font l’objet de vives attaques, accusés d’être systématiquement abusifs et dilatoires. L’hostilité du climat dans lequel les requérants évoluent de plus en plus dans le contentieux de l’urbanisme est particulièrement frappante s’agissant des associations requérantes. Deux récentes décisions rendues en avril 2022, l’une du Conseil constitutionnel, l’autre du Conseil d’Etat, tendent à confirmer ce sale temps pour les recours associatifs, au point de poser la question de savoir si, en l’état actuel du droit et de son évolution, ces recours ne seraient pas condamnés à devenir une espèce en voie d’extinction.

La première décision est celle rendue par le Conseil constitutionnel le 1er avril 2022 – comme l’on aurait aimé qu’elle fût un poisson ! –, dans l’affaire n° 2022-986 QPC, Association La Sphinx. Il était question de la conformité à plusieurs droits et libertés que la Constitution garantit, dont le droit à un recours juridictionnel effectif et la liberté d’association, de l’article L. 600-1-1 du code de l’urbanisme.

Cette disposition, on le sait, est issue de la loi du 13 juillet 2006 portant engagement national pour le logement (ENL). Initialement, le législateur avait prévu qu’une association ne serait recevable à agir contre une décision relative à l’occupation ou l’utilisation des sols que si le dépôt de ses statuts en préfecture était intervenu antérieurement à l’affichage en mairie de la demande du pétitionnaire. Cette restriction à l’intérêt à agir avait donné lieu, en 2011, à une première QPC rejetée par le Conseil constitutionnel (décision n° 2011-138 QPC du 17 juin 2011, Association Vivraviry). Mais en 2018, la loi portant évolution du logement, de l’aménagement et du numérique (ELAN) a cru bon de modifier l’article L. 600-1-1 pour l’aggraver : désormais «une association n’est recevable à agir […] que si le dépôt [de ses] statuts […] est intervenu au moins un an avant l’affichage en mairie de la demande du pétitionnaire».

Une telle aggravation présentait au moins le mérite de permettre de saisir à nouveau le Conseil constitutionnel d’une QPC contre cette disposition qui avait donc évolué dans sa rédaction. Et l’espoir étant grand ! Alors que cette restriction était censée, dès 2006, contribuer à mettre fin à la crise du logement en France, sa mise en œuvre, jusqu’à aujourd’hui, ne s’est pas révélée efficace, c’est le moins que l’on puisse dire. Sans doute parce qu’aucune étude sérieuse n’a démontré, jusqu’à présent, que les recours associatifs étaient à ce point nombreux et maléfiques qu’ils seraient à l’origine de l’inefficience des politiques publiques conduites en matière de logement. Par ailleurs, cette restriction ne correspond pas à la tradition française du recours pour excès de pouvoir qui est d’offrir, dans l’intérêt de tous, une sanction des illégalités administratives, quel que soit le mobile des requérants, ni à l’attachement particulier qui existe, en France, pour la liberté d’association, première liberté à avoir été qualifiée de principe fondamental reconnu par les lois de la République. Enfin, une telle restriction apparaît d’autant plus disproportionnée que d’autres moyens existent, en tout état de cause, pour combattre les recours associatifs prétendument dilatoires et abusifs, comme les amendes ou les condamnations au paiement de dommages-intérêts ou encore les délais de jugement imposés aux juridictions dans le contentieux de l’urbanisme.

Tandis que le Conseil constitutionnel disposait donc d’une session de rattrapage, plus de dix ans après sa décision de 2011, pour censurer et abroger l’article L. 600-1-1, il en a cependant décidé autrement. Après avoir affirmé de façon péremptoire que cette disposition vise à « limiter les risques particuliers d’incertitude juridique qui pèsent sur [les] décisions d’urbanisme et prévenir les recours abusifs et dilatoires », il a estimé qu’elle ne porte « pas une atteinte disproportionnée au droit à un recours juridictionnel effectif » et « ne [méconnaît] pas non plus la liberté d’association ». Une telle réponse apparaît évidemment décevante quand on sait que la crise du logement en France ne doit rien – ou si peu – aux recours des associations et que, en toute hypothèse, la restriction prévue par l’article L. 600-1-1 apparaît excessive au regard du soi-disant objectif poursuivi par le législateur. Elle apparaît même préoccupante en tant qu’elle tend à renforcer à nouveau l’idée selon laquelle les associations seraient des gêneurs et des empêcheurs, alors que leur unique pouvoir consiste à saisir le juge qui seul peut remettre en cause tel ou tel projet immobilier en raison de son illégalité.

Comme si cela ne suffisait pas, cette décision a été suivie d’une seconde, rendue quant à elle par le Conseil d’État le 12 avril 2022, M. J., n° 451778 (aux Tables), tout aussi défavorable aux recours exercés par les associations, en particulier celles ayant pour mission la défense de l’environnement. Précisément, cette affaire est l’occasion, pour le Conseil d’État, de préciser qu’une association s’étant donnée pour objet statutaire « d’assurer la protection de la nature et de l’environnement de l’île de Noirmoutier, de sauvegarder sa flore, sa faune, ses réserves naturelles, en tenant compte du milieu dont elles dépendent, de veiller au bon équilibre des intérêts humains, sociaux, culturels, scientifiques, économiques, sanitaires et touristiques» ne justifie pas d’un intérêt suffisant lui donnant qualité pour introduire un recours contre un permis autorisant la construction d’une maison individuelle sur un terrain comportant déjà une construction, dans une zone elle-même urbanisée.

Il est vrai que le juge administratif se montre, de longue date, attentif à l’intérêt à agir des associations environnementales résolues à contester des projets d’urbanisme. Logiquement, pour que l’association ait intérêt à agir, son objet statutaire doit être suffisamment en adéquation avec l’ampleur du projet critiqué (v. not. CE, 27 mai 1991, Fédération régionale des associations de protection de la nature et de l’environnement dans le Nord de la France-Nord nature, n° 113203, aux Tables). Toutefois, jusqu’à récemment, le Conseil d’État avait envoyé des signaux relativement favorables aux associations chargées de la défense de l’environnement, préconisant une certaine souplesse dans l’appréciation de leur intérêt à agir, même lorsque leurs statuts s’avéraient très larges et éloignés des considérations d’urbanisme (v. CE, 20 octobre 2017, Association de défense de l’environnement et du cadre de vie du quartier « Épi d’or » Saint-Cyr-l’Ecole, n° 400585, aux Tables). Or, par cette décision du 12 avril 2022, le Conseil d’État semble vouloir mettre un frein à cette approche relativement bienveillante, envoyant à présent un message de rigueur et de fermeté à l’égard des associations concernées.

On voit bien que, cumulées, ces différentes restrictions comportent le risque de limiter drastiquement l’accès des associations au prétoire du juge de l’urbanisme. Ce alors même qu’encore une fois, la recevabilité des recours associatifs ne veut pas dire, bien sûr, l’annulation systématique des projets d’urbanisme litigieux (loin s’en faut !). Après tout, et pour user des mêmes procédés rhétoriques que ceux dont font usage les pouvoirs publics depuis plus de 15 ans, si les collectivités et les promoteurs immobiliers ont tant besoin de sécurité juridique, qu’ils s’assurent de concevoir, en amont, des projets parfaitement légaux, à l’abri de toute critique : le risque contentieux disparaîtra aussitôt !

En attendant, l’on préfère, semble-t-il, reprocher aux associations des recours qui, pour la grande majorité d’entre eux, ne sont pas illégitimes, à défaut d’être fondés. Parce que ces recours sont vitaux – ils concourent à assurer le respect effectif des règles d’urbanisme plus que jamais nécessaires à un moment où les tensions sur le marché du logement sont exacerbées et où les tentations de contourner un droit trop contraignant sont grandes –, il convient de faire montre d’un grand sens de l’anticipation, à au moins deux égards.

D’abord, le conseil devrait être donné au plus grand nombre, en tout cas aux citoyens sensibles aux questions urbanistiques et environnementales, de créer, le plus tôt possible, au moment de s’installer ou à la moindre occasion, une association dans le périmètre de leur quartier, voire de leur ville. Avec l’article L. 600-1-1, en effet, il n’est plus question d’attendre que tel ou tel projet d’urbanisme, susceptible de porter atteinte au cadre de vie et à l’environnement soit présenté aux habitants concernés. Il faut anticiper, le cas échéant à l’excès, en créant une association dont on sait qu’elle ne pourrait jamais servir, mais qui pourrait être actionnée en cas d’apparition d’un projet de nature à affecter les intérêts collectifs à protéger. Ensuite, toujours dans cette démarche d’anticipation, la rédaction des statuts de cette association mériterait, plus que jamais, une attention toute particulière. Les membres fondateurs gagneraient en effet à se projeter systématiquement dans l’éventualité d’une action en justice devant le juge administratif, ce qui impliquerait de prévoir dans l’objet statutaire des formules garantissant que les missions de l’association sont déterminées de façon suffisamment précises et témoignent d’une réelle préoccupation pour les considérations d’urbanisme.

Une telle vigilance peut contribuer à éviter que les recours associatifs en droit de l’urbanisme ne deviennent prochainement une espèce en voie d’extinction.