La prise en compte d’une construction irrégulière par le juge de l’expropriation

ELAN

Michaël Moussault
Avocat associé
DS Avocats

Mehdi Mounir
Avocat à la Cour
DS Avocats

La question de la valorisation des constructions réalisées sans autorisation est régulièrement posée dans le cadre des procédures en fixation d’indemnités devant le juge de l’expropriation. Et les enjeux sont importants puisque selon qu’elles puissent ou non être prises en compte, l’indemnité revenant à l’exproprié peut varier très sensiblement.

Jusqu’à présent, la jurisprudence, notamment celles des juridictions du fond, ne permettait pas de dégager une ligne claire, en particulier lorsque l’infraction tirée de l’irrégularité de la construction était prescrite. Cette période, source d’insécurité juridique, pourrait être révolue.

Par deux arrêts très récents, la Cour de cassation donne un éclairage sur les modalités d’indemnisation des constructions irrégulières, selon qu’elles sont édifiées sur des terrains qui peuvent ou non recevoir la qualification de terrain à bâtir à la date de référence, en application de l’article L 322-3 du code l’expropriation.

Préalablement à l’examen de ces arrêts, il importe de rappeler qu’une construction réalisée « irrégulièrement » peut entraîner des sanctions pénales, civiles et administratives, avec un régime de prescription qui varie en fonction de la sanction considérée : six ans après l’achèvement des travaux irréguliers pour l’infraction pénale (cf. article L. 480-4 du code de l’urbanisme), cinq ans pour l’action civile en dommages et intérêts et dix ans pour l’action visant à obtenir la démolition des constructions (article L 480-14 du code de l’urbanisme).

Ces durées de prescription posent la question, pour l’exproprié, de l’éventuelle acquisition d’un droit juridiquement protégé avec le temps qui serait indemnisable.

En d’autres termes, dans le cas où les infractions énoncées ci-dessus seraient prescrites, l’exproprié dispose-t-il droit juridiquement protégé lui permettant d’être indemnisé de l’expropriation de la construction qu’il a édifiée sans autorisation ?

Il a effet été jugé, en application de l’article L 321-1 du code de l’expropriation, que seul peut être indemnisé le préjudice reposant sur un droit juridiquement protégé au jour de l’expropriation[1] (Cass. 3e civ., 3 déc. 1975, n° 75-70061, Cass. 3e civ., 8 juin 2010, n° 09-15183, Cass. 3e civ., 11 janv. 2023, n° 21-23792).

Dans la mesure où la Cour de cassation admet depuis longtemps d’une part, qu’une vente de gré à gré puisse intervenir concernant des constructions réalisées sans autorisations administratives (Cass. 3e civ., 15 juin 1982, n° 81-10.509) et d’autre part, que la prescription de l’action publique confère au bâtiment un statut d’implantation régulière (Chambre criminelle ,27 oct. 1993, n° 92-82.374), on aurait pu penser que les juges de l’expropriation auraient unanimement considéré que les propriétaires bénéficiaient d’un droit à percevoir une indemnité au titre de l’expropriation des constructions réalisées irrégulièrement, dès lors que l’infraction était prescrite. Tel n’était pourtant pas le cas.

Certaines juridictions du fond ont certes jugé que le propriétaire pouvait être indemnisé pour l’expropriation de constructions irrégulières lorsque l’infraction était prescrite. (Cour d’appel de Bordeaux, 2 avril 2009 ; Communauté des communes Canton de Guitres c/ Nunes Dominique, Juris-Data n° 2009-378421 ; Cour d’appel de Versailles, expro 15 mars 1982 « évaluation des biens » Antoine Bernard éditions le moniteur page 385).

La Cour de cassation a d’ailleurs rendu plusieurs décisions en ce sens, (cass. expro., 2 avril 1965, bull. cass. 1965, 5, 43 ; Cour de Cassation, Chambre civile 3, du 7 mai 1996, 95-70.089, Inédit).

Cependant, d’autres décisions, les juges ont, au contraire, estimé que la prescription ne confère pas de droit juridiquement protégé et par suite de droit à indemnité, y compris lorsque de longs délais se sont écoulés depuis l’achèvement des constructions (Cour d’appel de Nancy, 5e chambre, 6 octobre 2022, n° 21/02871 ; Cour d’appel d’Angers, 7 février 2014, n° 13/00011).

Deux arrêts très récents de la Haute Juridiction, en date du 9 novembre 2023 (C. cass., 3e civ., 9 novembre 2023, n° 22-18.545, publié au Bulletin) et du 15 février 2024 (C. cass., 3e civ., 15 février 2024, n° 22-16.460, publié au Bulletin), devraient permettre d’uniformiser la jurisprudence.

En effet, aux termes de ces deux décisions, la Cour apporte un éclairage important sur le principe et les conditions de la prise en compte par le juge de l’expropriation de constructions irrégulières lorsque l’infraction est prescrite, mais également sur les modalités de calcul de l’indemnité revenant au propriétaire exproprié.

Dans la première affaire, la cour d’appel, ayant constaté qu’une partie significative des constructions sur la parcelle délaissée avait été édifiée sans permis de construire, a estimé qu’un abattement de 20 % devait être pratiqué sur la valeur du bien pour tenir compte de l’illicéité de ces constructions.

Les propriétaires, pour tenter de s’opposer à l’application d’un tel abattement, faisaient valoir que l’infraction étant prescrite, toute action en démolition des constructions litigieuses devenait impossible, ce qui, selon eux, devait conduire à une indemnisation « normale » des constructions irrégulières, sans abattement.

La troisième chambre civile de la Cour de cassation a rejeté cet argumentaire et confirmé la décision de la cour d’appel, soulignant qu’une « partie significative des constructions sur la parcelle délaissée avait été édifiée sans permis de construire » et qu’« il convenait d’appliquer un abattement sur la valeur du bien pour refléter l’illicéité des constructions ».

Ainsi, la Cour, tout en réaffirmant le principe de l’indemnisation des constructions irrégulières en cas de prescription de l’infraction, établit une distinction dans la valorisation des biens expropriés entre ceux construits de manière régulière et ceux érigés illégalement, la valeur de ces derniers devant être considérée comme inférieure.

Si, dans cette première affaire (C. cass., 3e civ., 9 novembre 2023, n° 22-18.545) une partie significative des constructions avait été érigée sans autorisation administrative, le terrain en cause était néanmoins constructible à la date de référence, au sens de l’article L 322-3 du code de l’expropriation.

Tel n’était en revanche pas le cas des constructions irrégulières ayant donné lieu à la seconde affaire commentée (C. cass., 3e civ., 15 février 2024, n° 22-16.460). Un pourvoi en cassation avait été formé par une autorité expropriante au motif que la Cour d’appel de Paris avait fixé les indemnités revenant au propriétaire exproprié sous forme alternative, selon qu’une autre juridiction reconnaisse ou non le caractère illégal des constructions expropriés.

L’expropriant soutenait, quant à lui, que l’édification d’une construction sans autorisation sur un terrain inconstructible ne constituait pas un droit juridiquement protégé, même dans le cas où l’infraction était prescrite. Il en déduisait que la Cour d’appel avait commis une erreur en considérant qu’il existait alors une contestation sérieuse qui justifiait la fixation d’une indemnité sous forme alternative, en application de l’article L 311-8 du code de l’expropriation.

La Haute Juridiction a estimé que cette question ne revêt pas le caractère d’une contestation sérieuse qui empêcherait le juge de l’expropriation de s’en emparer. Elle affirme un principe qui est désormais clair : une construction irrégulière ne donne pas lieu à indemnisation si elle est édifiée sur un terrain inconstructible, même si toute action en démolition est prescrite à la date de l’ordonnance d’expropriation.

[1] La consistance matérielle et juridique du bien exproprié s’appréciant à la date de l’ordonnance d’expropriation (cf. article L 322-1 du code de l’expropriation)

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