Dérogation espèces protégées et risque « suffisamment caractérisé » : premier retour d’expérience sur l’avis du Conseil d’État du 9 décembre 2022

Les grandes surfaces dans le cadre des ORT

Alexandre Lo-Casto Porte
Avocat of counsel
Département droit public des affaires
LexCase

Sixtine Bonaiuto
Avocate
LexCase

En décembre dernier, le Conseil d’État précisait pour la première fois dans le cadre d’un important avis contentieux les hypothèses dans lesquelles le porteur d’un projet doit ou non solliciter et obtenir une dérogation « Espèces protégées ». Cette décision permettait de desserrer un peu l’étau pesant sur les pétitionnaires, en dispensant certains projets d’une dérogation particulièrement difficile à obtenir. Six mois plus tard, la jurisprudence s’est largement saisie de cette nouvelle grille d’analyse et permet de disposer d’un premier retour d’expérience instructif.

Retour sur les apports de l’avis du 9 décembre 2022

Pour rappel, les dispositions du Code de l’environnement encadrent de manière très strictes les atteintes aux espèces protégées.

  • D’un côté l’article L. 411-1 pose une interdiction de principe de porter atteintes aux animaux, végétaux et habitats protégés ;
  • De l’autre, l’article L. 411-2-4  permet d’obtenir une dérogation lorsque trois conditions cumulatives sont réunies :
  • Condition n°1: l’atteinte doit être justifiée par un motif d’intérêt général, lequel peut notamment être caractérisé en présence de « raisons impératives d’intérêt public majeur » (RIIMP), telles que la sécurité publique ou la santé publique, mais également pour des raisons de nature sociale ou économique.
  • Condition n°2 : il ne doit pas exister d’autre solution satisfaisante.
  • Condition n°3: la dérogation ne doit pas nuire au maintien, dans un état de conservation favorable, des populations des espèces concernées dans leur aire de répartition naturelle.

Dans ce cadre, l’avis du Conseil d’État du 9 décembre 2022 est venu préciser le raisonnement à tenir pour savoir si un projet nécessite, ou non, l’obtention d’une dérogation « espèces protégées ».

En application de cet avis :

  • 1/ La question d’une éventuelle soumission à dérogation doit être examinée par le porteur de projet dès lors que des espèces protégées figurant sur les listes fixées par arrêtés sont présentes dans la zone du projet.
  • 2/ La dérogation espèce protégée n’est nécessaire que lorsque le « risque d’atteinte » résiduel aux espèces protégées apparaît comme « suffisamment caractérisé ».

Cette terminologie implique nécessairement qu’au-delà des hypothèses dans lesquelles l’atteinte aux espèces et habitats peut être regardée comme certaine, qui impliquent toujours une dérogation, la question d’une soumission à dérogation doit se poser systématiquement en présence d’un risque d’atteinte, c’est-à-dire d’un aléa. Pour évaluer ce risque, le juge administratif doit prendre en compte une partie des mesures de la séquence ERC (Éviter-Réduire-Compenser) prévues dans l’étude d’impact en application de l’article R. 122-5 du Code de l’environnement, à savoir :

  • Les mesures d’évitement, c’est-à-dire prises par le porteur du projet pour supprimer le risque en amont (par exemple en modifiant la zone d’implantation d’un projet pour l’éloigner d’habitats protégés) ;
  • Les mesures de réduction, c’est-à-dire qui permettent de limiter les risques résiduels du projet (pour reprendre l’exemple proposé par le rapporteur public : arrêt des pâles des éoliennes pendant les périodes de fortes activités des chiroptères ou installation de clapet anti-retour pour évacuer les petits mammifères d’une zone).

En revanche, les mesures de compensation ne peuvent être prise en compte dès lors qu’elles n’interviennent que lorsque l’atteinte aux espèces s’est entièrement réalisée, et donc postérieurement à la matérialisation du risque (par exemple création de nouveaux habitats artificiels après destructions des habitats naturels).

Bien que précieux, cet avis laissait en suspens certaines questions centrales pour les porteurs de projets, tout particulièrement s’agissant du niveau d’intensité permettant de considérer le risque comme « suffisamment caractérisé », notion assez vague et source d’insécurité juridique.

Des premiers retours d’expérience riches en enseignements

Six mois après l’avis du 9 décembre 2022, la jurisprudence s’est largement saisie de la grille de lecture élaborée par la Haute Juridiction. L’analyse de l’abondante jurisprudence reprenant le considérant de principe de l’avis du 9 décembre 2022 permet de préciser en partie la nature du contrôle exercé par le juge administratif pour « caractériser » le risque, et de dégager certaines tendances.

Premièrement, plusieurs décisions confirment que l’obtention d’une dérogation espèces protégées n’est pas nécessairement une fatalité pour les porteurs de projets, y compris lorsque plusieurs espèces protégées évoluent dans l’emprise du projet ou à proximité. En pratique, les juridictions ne se limitent pas à des considérations théoriques et s’attachent à mesurer les risques concrets susceptibles de persister après mise en œuvre des mesures d’évitement et de réduction prévues.

À titre d’exemples, il a été jugé à plusieurs reprise que la présence de plusieurs espèces d’oiseaux protégées dans le secteur d’implantation d’un projet éolien n’était pas de nature à matérialiser à elle seule un « risque suffisamment caractérisé », dès lors que les mesures de réduction et d’évitement prévues par le pétitionnaire permettent de réduire les impacts résiduels du projet à un niveau acceptable :

CAA de Bordeaux, 23 mars 2023, 20BX04169

Recensement de 69 espèces d’oiseaux protégées, dont certaines présentant un niveau de vulnérabilité qualifié de fort et assez fort.

Nature des mesures d’évitement et de réduction prévues : limitation des coupes de haie, choix d’implantation des éoliennes sur les secteurs cultivés à distance des habitats protégées, réalisation des travaux hors période de reproduction, bridages des éoliennes pendant la période d’activité la plus intense des espèces protégées.

Niveau de risque résiduel : très faible à nul en termes de perte d’habitat pour l’avifaune et très faible en termes de destruction et de dérangement pour l’ensemble des espèces.

CAA Nantes, 4 avril 2023, 22NT00974

Recensement de 33 espèces d’oiseaux protégées dont 7 sensibles à l’éolien, et de 14 espèces de chiroptère du 5 fortement sensibles ou très fortement sensible à l’éolien.

Nature des mesures d’évitement et de réduction prévues : abandon de l’installation de deux éoliennes sur les quatre envisagées, adaptation du calendrier du chantier, suivi des travaux par un écologue, mise en place d’un plan de bridage, mise en place d’un plan de suivi environnemental.

Niveau de risque résiduel : très faible à faible pour l’ensemble des espèces concernés.

Dans le même sens : CAA Douai, 23 mars 2023, 21DA02246 ; CAA Bordeaux, 16 mai 2023, 21BX01740 ; TA Lille, 6 février 2023, 2001812 ; TA de Lille, 7 avril 2023, 1901758.

Dans ce cadre, la tendance générale semble d’ailleurs plutôt favorable aux porteurs de projet. Sur 40 décisions recensées pour les besoins du présent article[1], 33 confirment en effet l’absence de nécessité de solliciter une dérogation, en considérant que les risques résiduels du projet ne sont pas suffisamment caractérisés.

Deuxièmement, l’analyse des décisions rendues permet de mesurer un peu mieux le niveau d’intensité permettant de considérer le risque comme « suffisamment caractérisé ».

Comme il fallait s’y attendre du fait de la complexité liée à la caractérisation du risque et à la grande diversité des situations, cette notion fait en effet l’objet d’éclairages au cas par cas par la jurisprudence, plutôt que de précisions d’ordre général. À cet égard, il a par exemple pu être jugé que des mesures de réduction et d’évitement permettant de réduire « notablement, bien que pas complètement, le danger de collision et de destruction d’oiseaux ou de mammifères protégés » présents dans le secteur d’implantation d’un parc éolien étaient suffisantes pour que le risque ne puisse plus être regardé comme « suffisamment caractérisé » (CAA Lyon, 15 décembre 2022, n° 21LY00407).

Dans le même sens, plusieurs décisions confirment que l’absence de risque caractérisé ne signifie pas absence totale de risque, en considérant qu’une dérogation n’est pas nécessaire lorsque les mesures de réduction et d’évitement permettent de réduire le risque à un niveau situé entre faible et modéré selon l’étude d’impact.

CE, 17 février 2023, n° 460798 : étude d’impact concluant à un risque faible à modéré de modification des trajectoires de migration de la grue cendrée.

CAA Lyon, 9 mars 2023, n° 21LY03893 : étude d’impact concluant à un impact faible à modéré du projet sur la biodiversité, l’avifaune et les chiroptères.

CAA Lyon, 30 mars 2023, n° 22LY0081 : étude d’impact concluant à un impact faible à modéré sur l’avifaune s’agissant du risque de collision.

CAA Lyon, 7e, 30 mars 2023, n° 22LY01865 : étude d’impact concluant à un impact faible à modéré du projet sur l’avifaune et faible à modéré sur certains chiroptères.

Il semble à cet égard que la tendance soit sensiblement plus favorable aux porteurs de projet que ne l’imaginait le rapporteur public sous l’avis du 9 décembre 2022 qui évoquait plutôt un risque d’atteinte « accidentel (…) situé entre faible et infinitésimal » pour éviter d’avoir à solliciter une dérogation.

Troisièmement, plusieurs décisions confirment que le juge administratif n’hésitera pas, dans le cadre de son contrôle à se livrer à un examen critique des conclusions de l’étude d’impact sur le risque résiduel. À titre d’exemple, certaines juridictions ont été amenées à reconnaître l’existence d’un risque caractérisé après avoir :

  • remis en cause l’efficacité d’une mesure de réduction consistant à équiper les éoliennes d’un dispositif Safewind, au regard d’une étude du CNRS concluant que ces systèmes de détection-réaction ne permettaient pas d’éviter les mortalités par collisions (CAA Marseille, 20 janvier 2023, n° 20MA02299 ).
  • contesté les résultats d’un dispositif d’observation de l’avifaune (« Bird Sentinel ») s’agissant de la présence d’une espèces à risque dans le périmètre du projet, au regard d’une analyse contraire du centre d’expertise sur les risques, l’environnement, la mobilité et l’aménagement (CAA Marseille, 20 janvier 2023, n° 20MA04635).
  • écarté les conclusions d’une étude d’impact ancienne (étude réalisée en 2007 sur la base d’inventaires de 2005) au regard des inventaires d’espèces protégées réalisés postérieurement par la Ligue de Protection des Oiseaux et d’un rapport établi en 2018 par un expert de la Société française pour l’étude et la protection des mammifères (CAA Toulouse, 17 mai 2023, n° 21TL01349).

Au regard de ces décisions, il est certain que, même si la tendance jurisprudentielle leur est plutôt favorable, les porteurs de projets souhaitant être dispensés de dérogation devront apporter un soin tout particulier à l’étude d’impact de leur projet et à la qualité des mesures d’évitements et de réductions prévues pour compenser ses impacts.

Annexe – Listes des décisions examinées pour les besoins de l’article :

Référence Nature du projet Risque suffisamment caractérisé (OUI/NON)
CAA Lyon, 15 décembre 2022, 21LY00407 Parc éolien NON
CAA Lyon, 20 décembre 2022, 20LY00753 Parc éolien NON
CAA Bordeaux, 22 décembre 2022, 20BX03058 Carrière de matériaux alluvionnaire OUI
CAA Marseille, 20 janvier 2023, 20MA02299

 

Parc éolien OUI
CAA Marseille, 20 janvier 2023, 20MA04635

 

Parc éolien OUI
CAA Nantes, 27 janvier 2023, 21NT03270

 

Éoliennes NON
CAA de Bordeaux, 30 janvier 2023, 20BX00535 Parc éolien NON
TA Lille, 6 février 2023, 2001812 Exploitation d’une ligne aérienne à deux circuit et extension d’un poste électrique NON
CE, 17 février 2023, 460798

 

Parc éolien NON
CAA Bordeaux, 21 février 2023, 19BX03835 Parc éolien NON
CAA Bordeaux, 23 février 2023, 20BX00919

 

Parc éolien NON
CAA Lyon, 9 mars 2023, 21LY03893

 

Parc éolien NON
CAA Lyon, 9 mars 2023, 22LY01069 Parc éolien OUI
CAA Bordeaux, 14 mars 2023, 20BX01519

 

Parc éolien NON
TA Rouen, du 16 mars 2023, 2000845

 

Voie vélo NON
CAA Bordeaux, 21 mars 2023, 21BX01129 Pico-centrale hydroélectrique NON
CAA Bordeaux, 23 février 2023, 20BX00919

 

Éoliennes NON
CAA Douai, 9 mars 2023, 21DA00667

 

Éoliennes NON
CAA Douai, 23 mars 2023, 21DA02246

 

Parc éolien NON
CAA de Bordeaux, 23 mars 2023, 20BX04169 Éoliennes NON
CE 6, 27 mars 2023, 451112

 

Parc éolien OUI
CE 6 ch., 27 mars 2023, 455753

 

Parc éolien NON
CAA Lyon, 30 mars 2023, 22LY00812 Parc éolien NON
TA de Lille, 7 avril 2023, 1901758 Unité de fabrication de granulé de bois et centrale à biomasse NON
CAA Lyon, 7e, 30 mars 2023, 22LY01865

 

 

Installation de production d’électricité (aérogénérateurs) NON
CAA Nantes, 4 avril 2023, 22NT00974 Eoliennes NON
CAA Bordeaux, 4 avril 2023, 20BX02306

 

Réserves d’eau de substitution NON
CAA Bordeaux, 4 avril 2023, 20BX02305

 

Réserves d’eau de substitution NON
CAA Douai, 6 avril 2023, 21DA00012

 

Parc éolien NON
CAA Nancy, 11 avril 2023, 20NC02488

 

Parc éolien NON
CAA Bordeaux, 11 avril 2023, 19BX04143 Parc éolien NON
CAA Bordeaux, 14 mars 2023, 20BX01519

 

Parc éolien NON
TA Nice, 27 avril 2023, 2301963

 

Démolition d’un palais des congrès NON
CAA Bordeaux, 26 avril 2023, 20BX01383 Parc d’aérogénérateur NON
CAA Lyon, 7e, 27 avril 2023, 21LY03411

 

Parc éolien OUI
TA de Nantes, 2 mai 2023, 2108124 Unité de méthanisation NON
CAA de Nantes, 5 mai 2023 Parc éolien NON
CAA Bordeaux, 16 mai 2023, 21BX01740 Carrière à ciel ouvert (poursuite de l’exploitation) NON
CAA Toulouse, 17 mai 2023, 21TL01349 Parc éolien OUI
TA Pau, 17 mai 2023, 2000742

 

Carrière de matériaux alluvionaire NON

 

À noter également quelques décisions ne se prononçant pas sur l’existence ou l’absence d’un risque caractérisé : CE 27 mars 2023, n°452445 ; CE 28 avril 2023, n° 460062 et n° 460471  et CAA Toulouse,  20 avril 2023, n° 20TL0461

 

[1] Toutes juridictions confondues, 40 décisions se prononçant sur l’existence ou l’absence de risque caractérisé, ont été recensées pour les besoins du présent article via le site Lexbase.com (cf. annexe pour une liste exhaustive).